1. Avant-propos

1.1. L’accès au lexique

Nous disposons de nombreuses possibilités d’activer notre lexique mental. Chercher des formules, par exemple pour décrire les effets psychiques d’un médicament, ce n’est pas comparable avec les difficultés que l’on a pour trouver la forme d'un mot. Dans le premier cas nous ne connaissons pas le concept, ou du moins pas le concept exact, dans le second cas nous cherchons une forme; de Saussure parlerait d’image; dans certaines publications, on parle de ‚slips of the tongue‘.

Si nous cherchons à décrire les effets psychiques d’un médicament, nous avons un contexte et quelque chose comme une pré-activation cérébrale de certaines régions lexicales. Si on donne un stimulus auquel on demande d’associer des réponses, ces associations s’effectuent également par rapport à un contexte, mais ne dépendent pas de ‚pré-activation‘ cérébrales; dans ce cas nous activons des structures lexicales préexistantes. Prenons le cas d’un test comme le "Boston naming test"; dans ce type de test, on doit donner un nom à des dessins au trait; dans ce cas il n’y a pas de ‚pré-activation’cérébrale, et il n‘y a pas non plus de structures lexicales préexistantes qui nous aident.

Que se passe- t-il, si on veut nommer un objet sur la base d’un dessin au trait, d’une photo en couleur ou en tant qu’objets réel? Pathologia illustrat physiologiam: Les déficits du traitement du langage chez les patients atteints d’une démence de type Alzheimer vont nous aider à répondre à cette question.

1.2. Les démences de type Alzheimer

Dans les grandes classifications des maladies, dans le ICD (ICD 10) ou le DSM (DSM IV), on caractérise les démences par rapport aux troubles de la mémoire ainsi que par rapport aux déficits comme l‘ aphasie ou l’apraxie:

wpeD.jpg (59437 bytes)

Critères de définition d’une démence

Je ne parlerai ici que des démences de type Alzheimer. Les démences de type Alzheimer sont des démences corticales, pas subcorticales comme la maladie de Huntington ou de Parkinson. Le terme "cortical" caractérise de faV on morphologique, mais c’est avant tout une caractérisation fonctionelle: Les déficits ou les fonctions déficitaires sont des fonctions cognitives, par exemple des fonctions de la mémoire ou – comme je l’ai déjà dit - du traitement du langage.

Les démences de type Alzheimer sont définies comme le résultat d’atrophies et non de lésions, - d’atrophies progressives et relativement diffuses:

 

Gesundes Gehirn.gif (304232 bytes)

Cerveau sain (Kurz 1995)

 

Atrophisches Gehirn.gif (301431 bytes)

Atrophies (Kurz 1995)

 

Erweiterte Sulci und Ventrikel1.gif (35878 bytes)

Augmentation du volume des ventricules (et atrophies) (Kurz 1995)

Elles commencent dans le cortex enthorinal, puis, elles apparaissent sur des structures comme l‘hippocampe, et plus tard elles gagnent les régions frontales et temporales et enfin l’ensemble du cortex:

Ausbreitung11.gif (459054 bytes) Ausbreitung21.gif (726968 bytes) Ausbreitung22.gif (759594 bytes)

Extension des dépôts d‘amyloide (Braak & Braak 1991)

 

2. Benennen / dénomination: Test-design et résultats

2.1. Aspects quantitatifs

Au stade initial de la maladie d‘Alzheimer, on peut penser que les patients n’ont pas de troubles du langage. Mais ce n’est pas vrai: Si on teste ces personnes, elles manifestent presque toujours des déficits caractéristiques, par exemple dans la "dénomination" des objets ou des situations. - Généralement on utilise un test de type "Boston naming test"; dans ce type de test on doit donner un nom à des dessins au trait:

Baum.bmp (1214254 bytes) Zahnbürste.bmp (1020854 bytes) Kanu.bmp (1328750 bytes)
Trichter.bmp (940854 bytes) Haus.bmp (860754 bytes) Kamel.bmp (893858 bytes)

 

Si on compare les résultats des patients atteints de la maladie d‘Alzheimer avec ceux des personnes non-malades – même âge, même éducation, on trouve des différences importantes, et cela déjà aux stades 3 et 4 de l’échelle de Reisberg, le GDS (global deterioration scale).

Pour être plus sûr de nos résultats, nous les avons comparés à ceux obtenus auprès de personnes non-malades de la ville de Bâle. A la clinique de Bâle, on procède à une grande étude longitudinale, et si une des personnes testées devait un jour souffrir d’une démence, on peut espérer trouver alors a posteriori des traits significatifs qui permettent un diagnostic précoce:

Wortfindung gesund.JPG (131814 bytes)

Benennleistungen gesunder Probanden / Faculté de dénomination des personnes non-malades

Les résultats obtenus à Bâle ont été intégrés dans un manuel de test intitulé CERAD: The Consortium to Establish a Registry for Alzheimer's Disease.

Passons á des résultats que nous avons trouvés dans des publications (par exemple Bayles et al.) et que nous avons ajoutés aux résultats de nos propres études:

Wortfindung DAT.JPG (100553 bytes)

Patientendaten zur Wortfindung / résultats concernant la recherche de mot

Quelques remarques sur l‘échelle GDS: On connaît trois stades de la maladie d‘Alzheimer, léger, moyen et grave. L’échelle GDS est plus exacte: Elle connaît un stade (stade 2) de déficits très légers, qui sont typiques, par exemple, pour des situations de stress important; la maladie commence aux stades 3 et 4; puis vient le stade 5 – le stade moyen – ensuite, cette échelle distingue encore les stades 6 et 7, les stades les plus graves.

2.2. Aspects qualitatifs

Tous ces résultats sont plus ou moins connus. Mais maintenant je voudrais vous présenter quelques résultats nouveaux. Déjà dans deux études américaines de 1996 et 1998, on a constaté des différences selon qu’on a utilisé des images au trait, des photos en couleur ou des objets réels: Les résultats sont meilleurs si on présente des photos en couleur; et quand on montre des choses réelles, alors les performances augmentent encore plus nettement.

Nous avons contrôlé ces résultats, mais nous n’avons pas constaté les mêmes différences. Toutefois les résultats de nos patients, dans le cas d’objets réels, ont également été nettement meilleurs que dans le cas de photos en couleur.

Voir ci-dessous la liste des personnes testées:

Vpn-DAT.bmp (880954 bytes)

Voilà quelques résultats de nos propres études:

Ergebnisse1.bmp (261126 bytes)

Ergebnisse2.bmp (305946 bytes)

Ergebnisse3.bmp (342214 bytes)

 

On voit très bien qu’il n’y a pas de différences chez les non-malades (= "unauffällig"); - tous les non-malades (avec la même distribution quant à l’âge et à la qualification) ont pu nommer l’objet de la photo en couleur; - les différences chez les patients atteints de la maladie d‘Alzheimer sont significatifs: p = .028.

 

3. Discussion des résultats

3.1. Autres observations

3.1.1. Les processus périphériques du traitement de l’information visuelle

Tous nos patients ont été examinés quant à leurs facultés visuelles; aucun des patients ne présentait de troubles; le traitement de l'information visuelle périphérique était normal.

3.1.2. Alpha-rythme et p-300

Nous pensons pouvoir affirmer que la vitesse des processus cognitifs de contrôle est réduite chez les patients atteints d'Alzheimer (j'expliquerai plus tard quel rôle jouent les processus de contrôle pour les neuro-informaticiens). Si, par exemple, on empêche une personne éveillée de voir et d’entendre, le rythme des impulsions bio-électriques passe très rapidement à une fréquence d'environ 10 hertz, ce qu’on appelle l'alpha-rythme. L’alpha-rythme reflète les processus cognitifs de contrôle; et chez les patients atteints de la maladie d‘Alzheimer, il arrive que l'alpha-rythme passe ,avec la progression de la maladie, à moins de 7 hertz.

Ou encore, si on fait entendre à une personne une séquence de sons identiques et ensuite une séquence dans laquelle on a transformé un son, on constate un changement caractéristique des signaux bio-électriques; normalement on note une forte variation positive d‘environ 300 msec après le stimulus - la variation "p-300" ("p" comme "positive"). Chez les patients atteints de la maladie d’Alzheimer la "p-300" arrive plus tard, parfois plus de 600 msec après le stimulus.

3.1.3. Fluidité verbale

Dès les premiers stades de la maladie d’Alzheimer, les stades 3 et 4 sur l’échelle de Reisberg, GDS (le "global deterioration scale"), la fluidité verbale ou associative est réduite. On peut le tester de façon simple; on donne un stimulus, par exemple la catégorie "animaux", et on demande à la personne d‘associer différents animaux.

Voici les résultats obtenus chez les patients comparés à nouveau aux résultats des non-malades (même âge, même éducation) de la ville de Bâle. – On compte le nombre de réponses par quart de minute. – Nous avons également tenu compte de la fréquence. - Le premier transparent montre les résultats des non-malades:

Verbale Flüssigkeit Gesund.JPG (113546 bytes)

Fluidité de l’expression chez les non-malades

Si 100 pour cent correspond à la moyenne obtenue chez les non-malades , les résultats chez les patients se répartissent ainsi (comme vous pouvez le constater, les résultats sont très significatifs):

Verbale Flüssigkeit DAT.JPG (57121 bytes)

Fluidité de l’expression verbale chez le malades atteints d‘Alzheimer

La fluidité verbale reflète aussi les processus cognitifs de contrôle.

3.1.4. Démence et dépression

Parfois, il est très difficile de distinguer les symptômes d'une démence de type Alzheimer des symptômes d'une dépression. Selon certaines publications, dans le cas d’une dépression, la vitesse du traitement de l'information baisse également.

Dans les deux cas, nous avons comparé la fluidité verbale ou associative; nous avons fait combiner différents chiffres dans un ordre croissant (pour tester la plasticité cognitive), - cela s'appelle "Zahlenverbindungstest trail a"; nous avons comparé les résultats des tests de dénomination.

Voici quelques résultats concernant la dénomination, et ensuite quelques résultats concernant le "trail a", le test des chiffres:

Depressiv1.bmp (364294 bytes)

Faculté de dénomination; nous comparons les patients souffrant de dépression
avec les patients atteints d‘une démence de type alzheimer

Depressiv3.bmp (242406 bytes)

Depressiv2.bmp (530850 bytes)

Trail a; nous comparons les patients souffrant de dépression
avec les patients atteints d‘une démence de type alzheimer

 

3.2. Synchronisation et pathologie

3.2.1. Processus périphériques et processus centraux du traitement de l’information visuelle

Que se passe-t-il, si nous voyons un objet ? Nous procédons d‘après le modèle suivant:

Nos yeux dissocient d‘abord l'objet en une multiplicité de traits visuels, les lignes, les bords, les angles, les différences de luminosité etc.. - On peut constater, qu‘en règle générale, une reconstruction sur la seule base des traits visuels ne suffit pas.

Les traits visuels sont interconnectés avec les traits conceptuels ou avec les concepts de base; et les concepts de base sont interconnectés avec des concepts plus complexes. - Sur le transparent suivant, nous voyons des formes que nous identifions comme des lettres sans toutefois reconnaître des mots:

lettres.bmp (174634 bytes)

Lettre

3.2.2. Les processus cognitifs de contrôle

Nous pouvons voir sur le transparent suivant un modèle d'interconnexion soit entre les traits visuels et les concepts de base - soit entre les concepts de base (les traits conceptuels) et les concepts plus complexes; il y a toute une hiérarchie des concepts qui sont de plus en plus complexes, parfois plus concrets (plus ils sont concrets, plus ils sont complexes):

Merkmale und Konzepte3.JPG (120899 bytes)

Dans un tel réseau un noeud est activé si une certaine limite –"le seuil d‘activation - est dépassée. – Les noeuds ou points d’un tel réseau sont capables de totaliser les impulsions bio-électriques qui arrivent plus ou moins simultanément. – Sur le transparent suivant, nous avons placé le " seuil d‘activation" sur 3; chaque impulsion bio-électrique a une valeur de 1; si trois impulsions arrivent plus ou moins simultanément, le "seuil d‘activation" est dépassé. – Sur le transparent les traits 1, 2, 3 et 4 sont activés, mais le "seuil d‘activation" est seulement atteint pour le noeud "concept C":

Merkmale und Konzepte1.JPG (113497 bytes)

 

Je vous ai montré, qu‘en règle générale, une reconstruction sur la seule base des traits visuels ne suffit pas pour activer un concept ou, du moins, pour activer des concepts complexes. Si par exemple seuls les traits 1 et 3 sont activés, aucune activation des noeuds conceptuels du transparent 21 ne dépasse le "seuil d‘activation".

Si le processus du traitement de l’information s‘arrête, une sorte de circuit de sécurité s‘enclenche. Je n'entrerai pas dans les détails. Mais sur le transparent, on peut voir une augmentation du degré de stimulation des noeuds conceptuels de A à G. Et, bien que seuls les traits 1 et 3 soient activés, de nouveau, l’activation du noeud "concept C" dépasse le "seuil d‘activation". - En règle générale, les processus de contrôle "top-down" et les processus "bottom-up" doivent fonctionner plus ou moins simultanément.

Merkmale und Konzepte2.JPG (90020 bytes)

 

4. La maladie d’Alzheimer est-elle un syndrome de désynchronisation?

Que se passe-t-il, si la vitesse des processus de contrôle diminue ?

Les activations bio-électriques retombent d‘une manière caractéristique au niveau initial; au bout de quelque temps les impulsions disparaissent d’elles-mêmes. Si une impulsion bio-électrique arrive trop tard, elle ne peut s’ajouter aux impulsions précédentes - cela ne suffit pas pour atteindre le " seuil d‘activation" (= "Schwellenwert"):

Aufsummierung.bmp (398166 bytes)

Une telle explication peut permettre de comprendre pourquoi il arrive que la dénomination soit encore possible: Si les traits visuels et / ou conceptuels sont suffisamment activés, si les processus "bottom-up" suffisent, un objet peut être dénommé. Si par contre le processus "bottom-up" doit être complété par un processus "top-down", l'acte de nomination ou de désignation ne peut plus être réalisé.

Prenons le cas où nous voulons nommer un objet réel ; nous disposons de plus de trait visuels que dans le cas d’une photographie de cet objet. Nous pouvons par exemple regarder l'objet sous différentes faces, nos yeux perçoivent l’objet selon des perspectives différentes, ce qui permet une perception tridimensionnelle, alors qu’un dessin ou une photographie ne sont qu’à deux dimensions, même si on réinterprête la troisème dimension

En résumé, nommer un objet réel reste possible, puisque cela dépent uniquement d’un processus « bottom-up », alors que nommer un objet sur la base d’une photographie ne l’est plus.

Cette explication peut également permettre de comprendre pourquoi les patients atteints de la maladie d’alzheimer ont tendance à faire appel à des concepts généraux et à la description de fonctions: Ce sont de concepts plus simples, et pour activer des concepts plus simples, on a besoin de moins de traits visuels et ensuite de moins de traits conceptuels.

Les différences existant entre ces déficits et ceux de l’aphasie classique sont évidentes. La démence de type Alzheimer ne détruit pas le système lexico-sémantique , du moins dans un premier temps.

Est-qu’il y a d' autres résultats empiriques qui étayent cette interprétation? Oui! Mais ce serait le sujet d’une autre communication.

 

5. Bibliographie

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(Copyright "Neurolinguistisches Labor", Freiburg i.Br. im März 2002)